Commodor Phillip « beating » La Pérouse à Botany Bay ?


Bouton d’uniforme d’infanterie de la garde royale anglaise (modèle de troupe 1780-1790)  trouvé sur le site de l’épave de La Boussole. Photo P. Dancel.

 

Par Raymond Proner et Jean-Pierre Thomas (Association Salomon).

 

Commodor Phillip « beating » La Pérouse à Botany Bay ?

 

La traduction en français du mot anglais « beating » est sans équivoque, battre quelqu’un mais avec un petit côté ironique laissant transparaitre une idée de raclée ! Cette invraisemblable affirmation existe bien ! Elle vient d’être publiée  à Sydney par une avocate qui cherche sa voie dans des publications, Miss Margaret Cameron-Ash. Dans son dernier livre « Beating France to Botany Bay – the Race to Found Australia» dont elle a fait la promotion dans les médiats (24 novembre 2021) elle allègue ses écrits d’après des documents « secrets » que La Pérouse a reçus lors de son escale au Kamchatka en Russie. Ces courriers existent bien, mais l’interprétation qu’elle en fait est très personnelle et n’engage qu’elle. Non seulement elle parle d’une course, mais également d’une « bataille de Port-Jackson » gagnée par le commodore Arthur Phillip. Bigre, peut-on laisser passer inaperçue cette affirmation infondée et ce  déshonneur envoyé à titre posthume à l’encontre de notre navigateur et de son Roi ! Les « fake news » pourraient-elles déformer l’Histoire?

Heureusement, l’entente cordiale existe bien entre la France et l’Australie. Un australien, professeur d’histoire à la retraite, monsieur Bob Selinger, intrigué et sceptique sur cette nouvelle vision de l’histoire de la fondation de l’Australie par les anglais, nous a contacté et informé.  Bonne occasion pour nous de sortir les archives et de mettre sur cette piste les spécialistes du « Mystère La Pérouse ».

 

Les instructions du Roi

 

Les instructions du Roi Louis XVI à La Pérouse au départ de Brest le 1er aout 1785 étaient avant tout scientifiques et commerciales. Il fallait compléter ce que le remarquable et très estimé capitaine Cook avait commencé. Ces instructions ne mentionnaient que l’amélioration des connaissances du monde, de la géographie, de la cartographie, de l’hydrographie et des sciences dans divers domaines. Deux observations commerciales restaient cependant au programme. D’une part les baleines dans l’océan Atlantique Sud dont l’exploitation de l’huile était en pleine expansion et d’autre part, la possibilité d’un commerce des fourrures de loutres dans le Pacifique Nord, dont la Russie et la Chine étaient demandeurs. C’était la seule source de compétition à cette époque et dans cette région entre français, anglais, espagnols et russes. Enfin, l’humanisme envers les populations indigènes rencontrées devait-être une ligne de conduite. Toute utilisation des armes ne devait l’être qu’en dernier recours. L’attitude de La Pérouse aux îles Samoa après le massacre de son ami Fleuriot de Langle et de onze autres personnes en est l’illustration. Il s’opposa à toute vengeance que réclamaient ses équipages et fit mettre à la voile.

En aucun cas il n’était question de prise de possession ou de conquête.

Par contre, les consignes stratégiques habituelles furent données aux officiers. Voici celles reçues par La Pérouse avant son départ :

 

 "Mémoire du Roi - Objets relatifs à la politique et au commerce"

« En général dans toutes les îles, et dans tous les ports des continents, occupés et fréquentés par les Européens, où il abordera, il fera avec prudence, et autant que les circonstances et la durée de ses séjours le lui permettront, toutes les recherches qui pourront le mettre en état de faire connaitre avec quelques détails, la nature et l'étendue du commerce de chaque nation, les forces de terre et de mer que chacune y entretient, les relations d'intérêt ou d'amitié qui peuvent exister entre chacune d'elles et les chefs et naturels des pays où elles ont des établissements, et généralement tout ce qui peut intéresser la politique et le commerce »

 

A peu de chose près, rien n’a changé de nos jours.

Le contre-amiral François Bellec, écrivain et peintre de Marine, historien reconnu, spécialiste de l’histoire de La Pérouse, ne cache pas son agacement en prenant connaissance de la littérature rocambolesque de Miss Cameron-Ash.

A cette occasion il a ressorti un article traitant du sujet qu’il a écrit il y a plusieurs années, dont voici deux courts extraits :

Sur la France et l’Australie en général, et La Pérouse en particulier.

 

1- Quant aux tentations d’annexion de la mission La Pérouse.

Le 30 mai, au mouillage de Mowée aux Hawaii, La Pérouse commande une brève cérémonie quant à la mémoire de Cook et remet aussitôt à la voile vers l’Alaska. Il n’a pas pris possession de cette île au nom du roi, et il s’en explique : Les philosophes de ce siècle doivent voir avec douleur que, parce qu’on a des fusils et des canons, on compte 60 000 habitants pour rien, qu’on ne respecte pas leurs droits sur une terre qui depuis peut-être mille siècles sert de tombeau à leurs ancêtres, qu’ils ont arrosé de leur sueur et dont ils arrachent les fruits pour venir les offrir aux nouveaux prétendus propriétaires.

 

2-Quant à l’escale de Botany Bay.

L’escale de La Pérouse à Botany Bay au moment où la First Fleet mettait les voiles pour gagner Port Jackson plus favorable pour fonder l’établissement britannique et la future Sydney était fortuite. Accidentelle et non délibérée, même si la France s’intéressait aux
intentions britanniques dans le Pacifique Sud. Le programme de La Pérouse prévoyait qu’après le Chili, il gagnerait le détroit de Torres via Tahiti pour cartographier la future Australie encore en partie inconnue. Il a malencontreusement inversé le sens du parcours prévu par les instructions royales après La Concepcion, pour gagner directement l’Alaska et voir cette affaire de loutres, à l’origine du voyage - et en réalité une fausse bonne idée – ce qui a finalement causé sa perte en passant aux Salomon deux ans après la date prévue, et accidentellement à un mauvais moment météorologique.
Après le massacre de Tutuila, il a suspendu son voyage pour se réfugier au plus court à Botany Bay pour soigner ses blessés, reconstruire des embarcations perdues et se remonter le moral. Et il est tombé sur les Anglais. Son enquête n’a pas dépassé le «renseignement ouvert » auquel se livrent tous les officiers de toutes les marines, et les attachés navals.

Comment expliquer que La Pérouse avant d’arriver à Botany Bay, ait fait une escale à Norfolk, alors inhabitée, sans en prendre possession ? C’est pourtant ce que fera Philip King, quelques semaines plus tard à bord du HMS Sirius au nom de l’Angleterre, ceci après sa rencontre avec l’expédition Française.

Ou alors, pour rester dans le même esprit que madame Cameron-Ash, ne peut-on pas imaginer que les courriers que La Pérouse a confié aux britanniques pour les faire parvenir à la cour du roi de France auraient été lus et « corrigés » pour aller dans le sens de l’histoire de la couronne d’Angleterre?

On ose espérer que la parole donnée par des officiers de Marine, surtout à cette époque ait été tenue.

 

De bonnes relations

 

Quoi qu’il en soit, aussi bien du côté français comme du côté anglais, les relations furent bonnes et respectueuses. De nombreux témoignages des deux bords le confirment.

Il est très intéressant de consulter les écrits britanniques d’époque.

  • Watkin Tench (officier sur le HMS Charlotte) A narrative of the expedition to Botany Bay
  • John Hunter (Commandant du HMS Sirius) Historical Journal
  • John White (Chirurgien sur le HMS Charlotte) Journal of a voyage to NSW

Tous font état des excellentes relations entre les deux flottes, avec notamment :

Visites par voie terrestre d’émissaires de Port Jackson à Botany Bay

Visite de courtoisie de Robert Sutton de Clonard (Commandant de L’Astrolabe) à Arthur Phillip. Voyage effectué par mer à bord d’une chaloupe de Botany Bay à Port Jackson (futur Sydney) situé 16 miles plus au Nord.

Il est également à noter le refus formel de La Pérouse d’accueillir les convicts déserteurs qui se présentaient, désireux de repartir en Europe à bord de ses navires. Il donna sa parole aux anglais à ce sujet.

Le chef de l’expédition Française lui-même donna la consigne de modération des mesures de rétorsion vis-à-vis des aborigènes dont les  larcins étaient fréquents, pour ne pas nuire à la sérénité de la future colonie anglaise.

Dernier point, La Pérouse, sans doute pour des raisons de finesses diplomatiques n’a jamais eu un diner avec le Commodor Phillip, contrairement à ce qu’écrit Madame Cameron-Ash !

Voilà donc des éléments qui vont à l’encontre de toute intention belliqueuse ou compétitive de la part du chef de l’expédition française.

 

Pour la petite histoire, lors de l’expédition de 2003, nous avons trouvé sur l’épave de La Boussole deux boutons d’uniforme anglais, dont un en bon état! Un vêtement oublié ou échangé ? Ce lien physique, témoignage d’une relation entre les deux nations à Botany Bay est touchant. Le nom du propriétaire est peut-être un de ceux que nous connaissons… En effet le 1er février 1788, quelques jours avant le départ des deux frégates françaises, le second lieutenant du HMS Sirius, Philip Gidley King (déjà cité plus haut) passa deux jours à bord de La Boussole avec d’autres officiers dont le Lieutenant William Nicolas Dawes…..

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Bouton d’uniforme d’infanterie de la garde royale anglaise (modèle de troupe 1780-1790)  trouvé sur le site de l’épave de La Boussole. Photo P. Dancel.